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Sur les trois romans
1- La mort de l’enfant est un élément récurrent et décisif de plusieurs de vos intrigues (Belle de jour et le bébé du narrateur dans les Âmes grises ; la petite fille de Monsieur Linh ; la mère et son bébé dans le train pour le camp, l’histoire du tailleur de Bilissi dans Le rapport de Brodeck ; Pierre, dans le film Il y a longtemps que je t’aime). Pourquoi ?
Ma réponse risque de vous sembler bien banale, mais je pense qu’elle est la principale explication : la mort de son enfant est sans doute le drame le plus terrible qu’un être puisse connaître dans sa vie. Il y a là une horreur indépassable en même temps qu’une rupture profonde de la logique de la chaîne de vie et de la succession des générations. Explorer cette tragédie dans ce que j’écris, c’est un peu comme essayer de m’en prémunir dans la vraie vie.
2 - Quelle importance donnez-vous aux titres de vos romans ?
Une grande importance. Ils ne sont jamais choisis au hasard. Il faut qu’ils sonnent bien à mon oreille, qu’il y ait un accord profond entre eux et le texte. Je les aime aussi parfois intrigants, poétiques, avec aussi des clins d’œil à d’autres œuvres aimées, comme c’était le cas pour Les âmes grises, qui rappellent Les Âmes mortes de Gogol, ou Les Âmes fortes de Giono.
3- Vous avez affirmé (aux Rencontres Goncourt) que vos romans (Les Âmes grises, la petite fille de Monsieur Linh, le rapport de Brodeck) forment une trilogie ; pouvez-vous expliciter les liens entre les 3 œuvres ?
Je les sens intimement reliés car, dans le processus et l’évolution de mon écriture et de la construction d’une narration, le premier m’a permis d’aller vers le deuxième, et les deux premiers vers le troisième. Les Âmes grises peuvent encore par certains aspects se rapprocher du genre du roman historique, en tout cas, c’est un véritable roman, au sens classique du terme (narration, effet de réel, dispositif de personnages, etc). La Petite fille de Monsieur Linh rappelle une sorte de conte philosophique, avec un effacement des repères spatiaux. Le rapport de Brodeck hérite des deux : une forte structure romanesque mais une parenté avec la fable qui le tire vers le récit parabolique. Sur le plan de la thématique, tous les trois tentent d’explorer la situation de l’homme devant la guerre, à côté d’elle, ou après elle. Par ailleurs, métaphoriquement ou directement, ils sont des miroirs de grandes tragédies du XXème siècle.
4- Le thème de l’exil, de l’étranger, de l’exclu est présent dans les 3 romans. Pourquoi ?
Je ne sais. Cela s’est fait comme cela. Je ne réfléchis jamais lorsque j’écris. J’écris de façon animale. Je pense que la situation de ceux qui souffrent me préoccupe davantage que celle des nantis. L’exclu est par excellence le souffrant. Je pense que mon écriture, sans que je le veuille vraiment, comporte une portée sociale et politique. C’est ma façon à moi de prendre place parmi les voix de la cité.
5- On a le sentiment que vous aimez perdre votre lecteur dans la manière même dont vous écrivez vos œuvres (ex : les indices de la poupée dans La petite fille de Monsieur Linh, la fragmentation dans Le rapport de Brodeck) : est-ce volontaire ?
Pas vraiment. C’est avant tout avec moi-même que je joue. J’aime plonger dans les romans comme dans des eaux complexes et très noires. Parfois je m’y noie un peu, mais je refais surface. En tant que lecteur, j’aime les romans qui me déroutent et m’emmènent là où je ne pensais pas aller. Il n’est pas impossible qu’inconsciemment j’essaie de faire la même chose lorsque j’écris. L’idée de perturber un lecteur est une chose plaisante, surtout lorsque cette déstabilisation ouvre sur une faculté plus grande de conscience et de réflexion, et c’est bien cela qui est visé.
6- Le langage cinématographique joue-t-il un rôle dans l’écriture de vos romans, dans votre imaginaire d’écrivain ?
Dans mon imaginaire, sans doute. Dans l’écriture, parfois il me semble que oui : des scènes sont écrites comme pour être mises en scène, au sens cinématographique. Il y a aussi des procédés de montage que j’affectionne et qui s’invitent dans la construction de la narration. La lumière joue un grand rôle également. Mais je pense d’une façon générale que toutes les autres formes d’art (peinture, musique, photographie, etc) influencent mon écriture. Je suis et aime être un individu perméable. De tous les arts, il me semble tout de même que c’est à la peinture que j’emprunte le plus ses procédés et ses techniques.
7- Quel est l’enjeu de la temporalité telle que vous la construisez dans vos romans ?
Elle est rarement linéaire. J’aime la tordre, la rompre, la recoudre, comme on le fait lorsqu’on pense. Notre pensée n’est jamais linéaire. Elle est imprévisible. J’aime l’expression de Montaigne « procéder par sauts et gambades » L’écriture d’un roman est tout sauf un exercice d’asservissement. C’est le lieu absolu de la liberté. Ma façon de traiter le temps et la temporalité reflète cela, je crois.
Sur Les âmes grises
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8- En quoi vous êtes-vous inspiré du genre de la chronique pour l’écriture des Ames grises ?
En aucune façon. En tout cas consciemment.
Sur La petite Fille de Monsieur Linh
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9- "La petite fille de Monsieur Linh" nous a paru facile à lire, à une exception près, celle du point de vue. Par moments, on ne sait plus si c'est Monsieur Linh ou si c'est un poète qui transmet sa vision du monde. Comment avez-vous travaillé cette notion?
Je voulais en effet un texte facile à lire. En tout cas d’une apparente facilité. Mais c’est peut-être de tous les livres que j’ai écrits celui pour lequel j’ai le plus travaillé et retravaillé pour arriver à cela. La plupart du temps, c’est Monsieur Linh qui voit le monde. C’est une focalisation interne. Mais parfois, celle-ci se dédouble pour laisser un peu de place à la voix d’un narrateur qui se confondrait avec le personnage et avec l’auteur. Mais tout cela se fait assez naturellement, puisque quand j’écris ce livre, je deviens Monsieur Linh, je marche comme lui, je pense comme lui, j’ai peur comme lui et j’espère comme lui.
10- En écrivant "La petite fille de Monsieur Linh" aviez-vous en tête un cadre spatio-temporel précis avant de recourir à l'indétermination du conte?
Non. Le but était vraiment d’être imprécis géographiquement, et un peu aussi temporellement. Je voulais que tous mes lecteurs dans le monde puissent ancrer cette histoire dans leur pays. Il ne faut pas oublier que ce texte a été écrit après que les âmes grises ont été traduites en plusieurs dizaines de langues. Soudain je prenais conscience que j’étais lu en dehors de mon pays. Ce livre s’est écrit aussi dans le rythme incessant des voyages autour du monde, comme Brodeck d’ailleurs, et cela n’est pas étranger à sa tonalité.
11- En lisant votre roman, certains élèves de la classe ont été tentés par une lecture chrétienne de votre oeuvre. Pouvez-vous, dans la mesure du possible, préciser votre univers de croyance, votre rapport à la religion?
Je suis un ancien croyant que la foi a abandonné. Un jour Dieu a mis la clé sous la porte et il est parti de chez moi, sans me donner de raison. Je garde tout des enseignements de la religion catholique, et de toutes les religions en général, le respect de l’autre, la fraternité, la compassion, la charité, etc. La seule chose que je n’ai plus, c’est Dieu, mais finalement, ce n’est peut-être pas la chose la plus importante. Dieu ne réside peut-être que dans son message.
12- Est-ce que vous souhaiteriez une adaptation cinématographique de votre roman ? Et si oui, comment envisagez-vous la chose ? (cela implique de répondre à la question : faut-il montrer qu'il s'agit d'une poupée ? quel est le regard porté sur Linh ?)
J’ai écrit une adaptation à la demande d’un producteur, il y a deux ans. Puis le producteur voulait que je la mette en scène moi-même. J’ai réfléchi longtemps et j’ai fini par dire non. Cela ne m’intéresse pas, ou pas pour le moment. Le plus difficile pour moi était d’imaginer à l’écran, le non lieu de cette ville. La poupée, certes, devait être montrée au bout d’une dizaine minutes, mais le fait de la voir ne me posait pas problème car je trouvais que cela rendait encore plus belle la relation entre les deux hommes : Monsieur Bark accepte la folie de Monsieur Linh, car l’amitié est plus forte que cela. Non, pour moi, la plus grande difficulté était de l’ordre du décor. Par ailleurs, il aurait fallu trouver un équivalent cinématographique pour traduire la poésie du livre et sa fragilité, je parle ici de style, et ce n’est pas évident. Mais de toute façon, d’une façon générale, je fais tout la plupart du temps pour décourager les adaptations de mes livres à l’écran. Pour Les Âmes grises, c’était un peu différent, car c’était un ami, Yves Angelo, qui voulait l’adapter, et j’aime beaucoup son univers cinématographique.
Sur Le Rapport de Brodeck
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13- Qu’incarne le personnage de l’Anderer ? Qui est-il pour vous ?
Il y a plusieurs lectures possibles : la figure de l’étranger, celle de l’artiste dont la mission est de dévoiler des vérités dérangeantes, une figure christique, un double du narrateur, une création du narrateur devenue fou, et d’autres sans doute.
14- Que représentent la disparition et le retour des renards dans Le rapport de Brodeck ?
J’aime les mystères. C’en est un. On n’est pas obligé de tout expliquer, de tout comprendre. Je voulais des renards dans ce livre, allez savoir pourquoi ? Leur disparition est comme un écho à celle de l’espèce humaine. Ils sont exterminés par un mal inconnu, ou se suicident, mais au final, il en reste un tout de même.
15- En écrivant à la fin du rapport de Brodeck que le héros « portait toutes (les) trois (femmes) sans mal » dans ses bras, insinuez-vous que Brodeck a rêvé ses amours, comme Linh rêvait sa petite fille, comme le tailleur de Bilissi rêvait la sienne ?
Non, c’était plutôt une réminiscence de la fuite d’Enée. Il quitte Troie en flammes avec son vieux père sur ses épaules, et son fils.
16- Quels sont les auteurs qui vous ont inspiré dans l’écriture de ce roman ?
Je ne pense jamais à des auteurs en écrivant. Ce serait dramatique. Mais en relisant, parfois je trouve des clins d’œil, ici à Mario Rigoni Stern, à Rousseau, à Kafka, à pas mal de peintres aussi, comme Caspar David Friedrich, les primitifs hollandais. On ne fait que redire vous savez !
17- Connaissez-vous notamment Yvonne, princesse de Bourgogne de Witold Gombrovicz et le personnage éponyme, proche de l’Anderer ?
De titre seulement. Mais jamais lu.
18- La langue de Brodeck est-elle l’alsacien ?
Non. C’est une langue inventée pour les besoins du roman. Il était important qu’elle vienne de nulle part. J’ai simplement pris de l’allemand que j’ai déformé. Beaucoup de lecteurs ont cru reconnaître certains dialectes alémaniques. C’était assez cocasse.
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